Rosa lui avait dit avant son départ, que de toutes manières il valait mieux que cet argent serve à quelque chose. Même si Soraya l'avait refusé en s'évertuant à lui rappeler qu'elle ne savait même pas où elle allait, la vieille et têtue gérante lui avait quand même donné ce pécule en billets, qui se trouvait dans ce vieux sac en tricots. Et si il y a bien une chose qui pourrait faire plaisir en cet instant, alors qu'elle regarde combien cette boutique, aussi modeste qu'elle soit pour le moment après les diverses préparations et aménagements, ce serait d'un jour inviter Rosa ici, et la remercier. Soraya ne savait pas à quoi s'attendre en arrivant ici. Son statut précaire, de surcroit de clandestine n'avait guère arrangé les affaires de tout un chacun. Et surtout pas celles du maire. Bien entendu, elle avait tous les papiers nécessaires allant de ses fiches de salaires éditées par Rosa, à ses titres de séjours temporaires qui depuis un moment ne valaient plus rien. Mais elle restait tout de même une situation compliquée. Ses échanges avec Mr Leroy avaient été on ne peut plus cordiaux, et le projet de boutique avait trouvé quelque intérêt en sachant que de sucroit, elle est diplômée de psychologie, dans les faits. Elle avait d'ailleurs explicité qu'au besoin, quand sa situation serait plus stable, elle pourrait prendre des cours par correspondance afin de valider les niveaux.

Alors en voyant le fruit de son travail, en sachant les risques pris par tout un chacun, d'autant plus par Leroy comme Vanek, Soraya se sent d'autant plus reconnaissante. Quelques pierres roulées dans les encarts en bois d'un meuble, les premiers livres à disposition sur les étagères et leurs présentoirs faits main, ces tarots et oracles, ces bougies à la cire de soja et cet encens ... tout prenait forme, petit à petit. Ne restait plus que Miss Gallagher finisse de retaper les systèmes à ressorts des deux derniers canapés et tout aurait un semblant de justice aux yeux de sa vieille amie.  Elle espérait juste que le shérif Curtiss ne vienne pas à un moment ou un autre lui rendre visite quand à sa situation ... bien que de ce que lui ont dit ses voisins, ce n'est pas un mauvais bougre.

Rangeant consciencieusement un pendule Thot en amazonite dans un coffret situé dans sa zone de stock, et bien trop occupée par l'agencement des derniers arrivages comme ce bâton de massage en oeil de tigre, les quelques lacets de perles, cette sphère de purpurite ou ce bâton de cristal d'antimoine, Soraya ne prend pas la peine de se retourner quand le tintement de la clochette accrochée à la porte se fait entendre.

— Bonjour ! Je suis à vous dans quelques minutes.

Descendant donc de son tabouret à marches, puis les escaliers, la brune s'avance donc vers l'entrée pour voir qui serait bien intéressé par ce qu'offre sa boutique. Et elle voit dans sa descente un jeune homme bouclé, barbue, qui la regarde d'un air interdit, comme si elle avait quelque chose sur le nez. N'en prenant pas ombrage, la pakistanaise lui sourit, et tente donc d'engager la conversation en s'appliquant à s'excuser de son manque de réactivité.

— Excusez-moi, je vérifiais l'état des derniers arrivages et leur possible agencement. Bienvenue, que puis-je faire pour vous ?

Sa voix est douce, délicate, empreinte du même timbre que ce que toute cette boutique offre en sons et autres sensations. Mais visiblement, cela ne suffit pas à le mettre en confiance, car il reste toujours silencieux. Ne sachant si elle doit encore lui parler et quelque peu embarrassée, la gérante décide de descendre le reste des marches ... jusqu'à l'entente du nom, qui l'arrête immédiatement dans le mouvement et lui fait de nouveau tourner la tête vers sa personne.

— Oh !!! Mr Leroy !

Un grand sourire illumine son visage, et ni une ni deux, Soraya descend avec un peu plus de rapidité les dernières marches afin de rejoindre le maire, et celui à l'origine de son installation. Elle arrive à petits pas, et pieds nus sur la surface boisée. Sans attendre le moindre soupçon de gestes de sa part, elle s'approche, et vient le prendre immédiatement aux poignets, non sans le dévisager avec le plus grand des bonheurs.

— Je suis tellement heureuse de vous rencontrer, même si nous avons eu l'occasion de nous parler avant ! Je peux enfin mettre un visage sur ce nom.

Et quel visage ... singulier. Fin, élégant. Sans doute un peu hippie, un peu comme elle, bien que certainement ils ont des divergences d'opinion quand à la teneur de ce que représente l'ésotérisme. Mais cela n'enlevait rien à son charme, qui ne faisait que la faire un peu plus pétiller de joie.

— Merci encore de m'avoir fait confiance. Et vous tombez bien, car je voudrais éventuellement vous parler au besoin d'un aménagement d'espace pour les infusions. Enfin, nous verrons cela plus tard. Que souhaitez-vous ? Dites-moi tout.

Dans ce trop plein dû à la reconnaissance ressentie à l'égard de cet homme, Soraya s'était quelque peu emportée. Même si la chaleur et le contact était chose commune dans ses anciens pays de coeur, les américains restent moins prompts au contact et l'effusion de sentiments. Non sans y aller lentement pour ne pas le brusquer plus qu'elle n'a dû le faire, la jeune femme se détache donc de Mr Leroy et s'écarte d'un ou deux pas pour lui laisser à nouveau cet espace qui doit lui être nécessaire. Mains à présent à fleur de poitrine qu'elle caresse distraitement, la brune l'écoute en répondant dans une communication partagée et spontanée à ce sourire se faisant d'autant plus grand. Un biais favorable dit-il ? Il est vrai qu'en parcourant ses vidéos via ces heures dans des internet café, elle avait cru comprendre l'essence d'une partie de sa personnalité. Le brun s'était ouvert à nombre de perspectives, et retrouvait sans nul doute dans cette boutique le spiritisme et la philosophie de nombre de ses rencontres.

— Si cela peut vous rassurer, je ne me suis jamais vue comme telle.

Sa réponse est là pour lui assurer qu'elle n'avait aucune raison d'avoir un tel biais, ou même de croire à tout intérêt autre de sa part. Elle se voit égale à tout un chacun dans cette ville, et essaie à sa manière de contribuer à cette optimiste évolution.

— J'espère que les clients seront de votre avis. Je dois avouer que je dois passer pour une illuminée en sachant l'optique de ma boutique. Mais je n'en fais pas grand cas, en sachant que c'est à la mesure et au recul de chacun d'accepter les différences, et y voir des points de partage, ou bien des liens.

Cela avait été le cas de Ronnie Gallagher, qui forcément intimidée et perplexe, n'avait pas vraiment compris comment une telle boutique pouvait aussi offrir ces séances de psychologie dont elle avait tant besoin. Ce n'est qu'en sortant qu'elle avait compris, et était devenue depuis une habituée. Le laissant à ses observations, Soraya en profite pour reculer d'autant plus, et s'avancer vers la zone non loin d'eux, celle aménagée pour cette caisse enregistreuse sortie d'un autre temps; qui malgré une réparation propre semble avoir un peu de mal à ouvrir le tiroir. D'une tape franche montrée par Gallagher, Soraya arrive à accéder aux fonds et ainsi commencer à ranger les billets et pièces qui se trouvaient dans un carton rangé dans le meuble.

—  Tout à fait, laissez moi-juste le temps de mettre ce qu'il faut dans la caisse et je suis à vous.

Elle va assez vite. Il ne s'agit que de cinq minutes tout au plus. Elle reste cependant silencieuse et concentrée sur sa tâche, non sans inspirer dans ce simple acte cette aura invitant à la sérénité et la contemplation. Ses mouvements sont doux, fluides, et elle semble tellement hors du temps. Une fois les quelques billets et pièces pour le change d'installés, elle ferme le tiroir caisse et prend le carton en main, rejoignant alors James.

— Venez avec moi à l'étage, je vous assure que vous serez plus à votre aise.

Ce qui est vrai. Il aura à sa disposition un fauteuil dans lequel il pourra se poser, pendant qu'elle s'affairera à ranger son carton dans sa petite zone de stockage. Elle lui fait signe de la suivre, avant de se détourner de lui et monter lentement ces marches gémissant très faiblement sous la pression de ses pieds.

— Oui, nous disions. Le coin à infusions proposera pour le moment deux types de mélanges. Le but étant de récupérer des plantes endémiques et de proposer les produits séchés à qui le souhaite, en vrac. Je ferai aussi des échantillonnages pour la zone de relaxation que vous allez découvrir.

Un vieux tapis, un fauteuil rafistolé mais semblant tout de même tout confort apparaissent dans cette petite pièce bercée par la lumière du jour. Il y a une table basse sur laquelle trône dans un petit pot, un tout jeune rosier arctique. Il y a aussi quelques coussins posés à même le sol et ce qui semble être des projets de bougies qui ne sont pas encore prêts à être vendus.

— Allez-y, installez-vous, faites comme chez vous. Je vais me débarrasser de ce carton. Vous voudrez éventuellement une infusion ? J'ai soit de la rose sauvage, soit du framboisier.

Et elle s'affaire à se faufiler dans la fameuse zone, où James peut l'avoir depuis la zone du fauteuil se mettre sur la pointe des pieds, plutôt que d'utiliser le tabouret juste à côté. Oui, cette femme est tellement aérienne qu'elle en est un peu étourdie, par moments.